Scoppio,
Documentaire tourné en 1953 sur l'île de Stromboli
Réalisation:
Daniel Holzer et Denis Bertholet
Le photojournaliste Daniel Holzer a commencé à s'intéresser au Stromboli à cause des fascinants rapports du célèbre vulcanologue Haroun Tazieff. En 1952, Holzer se rend pour la première fois au Stromboli. Il travaillait comme photographe libre pour plusieurs revues. Il était déterminé à obtenir une couverture photographique de haute qualité de ce volcan. En ces temps, les photos en couleur de volcans en éruption étaient encore très rares dans la presse. En outre, il s'est aussi intéressé à la vie et les coutumes de la population de l'île.
Une première visite en 1952 à Stromboli s'est avéré être trop courte. Il est donc retourné en 1953, en compagnie de son ami Denis Bertholet, photographe et guide de montagne. Ils ont à ces occasions produit un film documentaire en 16mm. Le résultat de ces expéditions sont de nombreuses photos et le documentaire Scoppio qui sera présenté lors de cette séance.
Consultez le site spécifique sur le Stromboli 1952-1953 pour d'autres vues et des commentaires.
En filmant un champ de fumeroles (1952 © Daniel Holzer)
Silence - et seulement de temps en temps un tremblement dans le sol. Ces pinacles ont disparu depuis longtemps maintenant. (1952 © Daniel Holzer)
Nous n'avions que de modestes téléobjectifs. Il fallait se rendre près du sujet (1952 © Daniel Holzer)
Ejection à plus de 100 m de haut. (1952 © Daniel Holzer)
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Les sources jaillissantes du Stromboli
Daniel Holzer
Texte et photo
de couverture
parus dans DU
Janvier 1953 |
Stromboli est ce triangle qui transparaît, mauve et lointain, dans la chaude atmosphère
tyrrhénienne. Stromboli est aussi ce volcan émergeant de ses 926
mètres de lave au-dessus de la mer et prenant pied dans les fonds marins à
2000 mètres sous l’eau. S’il n’est pas le bourreau des pêcheurs et vigneronsétablis à son pied, il a quand même son titre de gloire: «le champion de la régularité
volcanique», comme l’a qualifié un grand volcanologue.
C’est justement la persévérance de ses cratères jaillissants qui nous a déterminé,
un ami et moi, à aller observer le phénomène de nos propres yeux. Nous
voulons pousser très loin notre petite équipée, c’est-à-dire au plus près de la
lave en fusion!
Ginostra, hameau à l’opposé du village de Stromboli sur l’île, sera notre point
de départ. Deux pêcheurs nous y conduisent dans leur barque lourdement
chargée. Régulièrement, la paire de rames dérange l’eau, lentement la barque
ouvre la mer. Nous contournons l’île. Les abrupts du volcan dévalent directement
jusqu’à la mer. Des ressauts, des crêtes de roche rougeâtre sur un fond
vert de petits genêts barrent partout l’itinéraire que nous cherchons des yeux.
Devra-t-on escalader ces remparts défensifs ?... Mais non, le voilà notre chemin!
En même temps que Ginostra, toute blanche dans sa couronne d’oliviers,
apparaît une arête faisable. C’est celle que nous suivrons.
Maintenant, nous montons, nous gravissons les multiples paliers que forment
les blocs noirs. Une végétation touffue, hostile à nos desseins explorateurs
nous griffe et nous retient. Ce sont des genêts épineux, des roseaux coupants,
des oliviers sauvages. Nous tâchons de déterminer la fréquence des détonations
que nous percevons quand nous avons la chance de ne pas déclencher au
même instant une avalanche de scories. Nous grimpons toujours. Le paysage
devient tout à fait volcanique. Il n’y a que du noir, un peu de gris, et encore du
rouille. Un soleil très bas ajoute sa note astrale. Le silence est parfait, intrigant.
Il ne reste devant nous qu’un dernier épaulement de terrain. Parterre, de grosses
bombes laviques, Je les touche… Elles sont froides! Alors, avançons! Le
sommet du mamelon ne nous livre pas encore le secret du volcan. Ses cratères
sont là-bas, au-delà d’un large vallon de pierres sombres. Nous visons un rocher
qui semble être un perchoir idéal à nos curiosités. Donc, gravissons-le!
Brrrrrrrooumm!...
Un grondement d’enfer. Du tonnerre dans la terre… Un ciel souillé de projectiles…
Et puis la nonchalance d’un champignon malsain de gaz et de vapeurs...
C’était une éruption. A peine cinq secondes. Pas même le temps d’une émotion.
Tout ceci se passe à quelques cents mètres de nous, derrière un contrefort aussi
bénin que sournois… Nous sommes bien partis pour voir de plus près…! Et
bien, continuons!
Nous zigzaguons maintenant dans le dernier éboulis qui monte à la margelle de
l’entonnoir. Très vite, las de subir le hoquet de la bouche éruptive sans la voir,
j’attaque la pente de face,… J’y suis, je le vois le cratère…
En contrebas, la bouche bégaie sa colère. D’autres bouches, plus loin sur notre
droite, ne la bégaient pas, elles la gueulent. Dix secondes et c’est tout. Les gaz
nous lèchent, rendent nos têtes lourdes et nos gosiers râpeux… Mais, quel est
ce rôt de ventre trop rempli?... Fausse alerte! Quelques éjections de magma
viennent prendre l’air et retombent dans le gouffre.
Brrrrrrrooumm!...
La voilà l’éruption, la vraie ! La gueule rouge crache. Ses postillons livrent
l’assaut au ciel, déchire et brouille sa pureté. Puis trahis par la poussée des gaz,
les moellons incandescents abandonnent leur course à la hauteur et s’écrasent
tout autour de leur source. Nos yeux rivés sur l’éventail de feu oublient presque
d’évaluer la distance qui nous sépare du «champ de bataille». Nous sommes à
70 mètres.
Maintenant, plus un moellon dans l’air. L’éclat de la mer sept cents mètres plus
bas guigne à travers les fenêtres d’un mur de fumée rousse. Nous décidons
d’observer de là la suite des évènements. Claude, mon compagnon, propose
beaucoup mieux même: une descente dans l’entonnoir jusqu’au bord du puits
d’alimentation. Pour cela, il faudra profiter de l’accalmie relative entre deux explosions,
il faudra déterminer la durée des accalmies et surtout la régularité de
cette durée.
Nous attendons que le volcan confirme. Nos pointages sont réguliers: la salve
volcanique jaillit toutes les demi-heures. Pendant cette demi-heure, les gaz
magmatiques s’accumulent au sein de la lave en fusion. Quand la pression devient
trop forte, ils cherchent leur délivrance. Alors, c’est l’explosion. A la prochaineéruption, nous descendrons.
Le milieu nous est maintenant familier, accueillant presque. Nous ne sentons
plus les scories qui nous servent de sièges. Et les averses de poussier sont affaire
d’habitude; habitude aussi ces grondements, ces éclatements. Et pourtant,
l’attente du spectacle use notre patience.
Brrrrrrrooumm !...
Le signal est donné. Le ton du volcan est impératif. Claude dévale la pente. Petit
pincement à l’estomac. Je le suis.
Nos pas dans leur course déclenchent des avalanches de scories. Déjà, nous
foulons la zone brûlante. Nous sommes des pions sur un damier rouge et noir.
Etrange jeu de dames ! Et à jouer si bien, de case en case, nous exultons:«Echec au cratère». Là, à cinq mètres de nous, rugit sa gueule, nous piétinons
sa lèvre ardente.
Comme nous l’avait fait supposer la trajectoire penchée des crachées, nous
constatons que le boyau s’enfonce de biais dans la terre. Son orifice elliptique
est large d’une dizaine de mètres. Un pas encore. Le regard dégringole dans le
puits, sonde l’opacité gazeuse embrasée de dessous par la lave en fusion. Dans
ce désordre mouvant, sans forme, nous cherchons des repères ; mais non, rien
de précis, ça boue lourdement, ça s’éclaire, ça se voile, ça se tait, puis ça explose.
Ces râles spasmodiques, ces alternances lumineuses fascinent et nous
font croire toujours à un prochain miracle. Des paquets de lave impatients de
jaillir font de timides essais contre les parois de la cheminée; comme de jeunes
grenouilles dans un bocal trop haut, ils bondissent et retombent, et toujours
recommencent. Il leur manque l’élan, ce n’est pas encore l’heure.
Huit minutes déjà se sont écoulées depuis notre départ de la margelle du cratère.
Il est naturellement raisonnable d’entreprendre la grimpée. Nous avons
saturé nos yeux de ces pulsions terrestres, nous avons «eu» le cratère ; mais
maintenant, la menace de sa prochaine éruption nous ordonne la retraite. Nous
partons.
Brrrrrrrooumm!...
Quoi?... Mais oui, ça hurle… ça gicle!... Traître! Il n’y a pourtant que huit minutes!
Se recroqueviller. Le nez en l’air, observer la retombée des bombes qui voltigent.
C’est la seule issue!
Mais il y a trop de bombes. Laquelle dois-je éviter?... Une éruption, cinq secondes?
Qui a dit ça? Une éruption. Un siècle!...
Les premières pierres incandescentes s’écrasent, puis d’autres à moins d’un
mètre de moi. A mes côtés, je devine Claude bondissant. Moi, je ne bouge pas.
Les cinq secondes ont passé. Le siècle est terminé. Il laisse sur le champ de bataille
de grosses miches brûlantes.
- Rien reçu?
- Non, mais décampons.
De nuit encore, nous avons erré dans le rougeoiement et les craquements de
ces forges terrestres, ivres de puissance volcanique. Ensuite, par un boulevard
de granulés laviques, nous nous sommes laissés glisser jusqu’au bord de la
mer et avons retrouvé Stromboli.
Bizarre, cette paix, ce village dormant sur son oreiller de feu.
Daniel Holzer 1952